
Y A-T-IL DES TEXTES «
SACRÉS
» EN PHILOSOPHIE ? 239
au cours des cinq années nécessaires à sa vente ne se chiffra qu'à une vingtaine dont
plus d'une dizaine furent écrits par Engels, des amis ou des relations ". Aussi, vu le
mince bilan des comptes rendus indépendants
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au cours des années qui suivirent
la première édition de Dos Kapital, quelle ne fut pas la surprise de Marx
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quand
il apprit que
c'était
en Russie tsariste qu'allait paraître la première traduction de
Dos Kapital en 1872. Et lors de la rédaction (24 janvier 1873) de la postface de la
deuxième édition allemande de Dos Kapital, Marx eut la satisfaction de pouvoir
dresser un bilan favorable des réactions que son livre avait provoquées non seulement
dans les milieux scientifiques mais aussi dans les milieux ouvriers
**
- favorable,
mais modeste par rapport à ce qui l'attendait au
XX
e
siècle et qu'il ne connut jamais. Et
c'est
ainsi qu'ensuite, la seconde période de la diffusion de Dos Kapital, celle qui va
de 1872 à la mort de Marx en 1883, allait voir son audience
s'étendre
à mesure que le
mouvement ouvrier allait gagner du terrain dans les pays d'Europe occidentale. Mais
c'est
une notoriété qu'il était alors très loin d'avoir acquise, via le corps de pensée
connu sous le nom de «marxisme»
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, la position universellement dominante qu'elle
allait avoir au
XX
e
siècle et offrir à cette occasion des exemples de sacralisation comme
ceux de La Nouvelle
Critique.
Notoriété, prestige et sacralisation posthumes qui, sans
ces quelques rappels historiques des premiers temps de l'œuvre de Marx, auraient
pu faire croire que ce dernier avait réussi à faire école dès son vivant et qu'ainsi le
marxisme serait né avec Marx. Ce qui, nous le voyons, ne fut pas du tout le cas, au
contraire.
Et en ce qui concerne le mutisme qui régna au départ autour de la personne de
Marx, rappelons un élément qui expliquerait, si ce n'est la (non)-réception de son
œuvre théorique, en tout cas, son absence de notoriété personnelle durant une partie
de sa vie
:
si Marx fut l'auteur de documents constitutifs de la
Première
Internationale
ouvrière
(1864-1876),
on
le
vit
alors «
fermement résolu
à
rester
« dans
les coulisses
»
».
Un anonymat qu'il eut toutefois du mal à conserver puisqu'il était pratiquement
l'auteur de toutes les proclamations de la Première Internationale et que Y Adresse
sur la Commune de 1871
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l'obligea finalement à se départir de cet anonymat. Quant
à ce qui expliquerait cette volonté d'anonymat, n'oublions pas qu'apatride réfugié
à Londres, il ne tenait certainement pas à attirer sur lui l'attention des autorités
britanniques. Mais surtout, comme le souligne Rubel, il n'était nullement disposé à
prendre des allures de
«
tribun
»
car il se considérait comme le «porte-parole anonyme
et non comme le chef charismatique du «mouvement réel»». Du vivant de Marx,
nous sommes donc encore très loin de la domination universelle et de la sacralisation
à venir de son œuvre. Et une chose semble ainsi certaine comme le faisait remarquer
Rubel
:
«Le sort du Capital fut celui de son auteur, à qui l'on peut appliquer le mot de
Nietzsche: «Il est des hommes qui naissent posthumes»».
C'est
pourquoi, dès 1965,
Rubel mettait en garde, à propos de Marx, contre la «tentation des constructions qui
projetteraient rétroactivement la célébrité posthume d'un penseur sur une vocation
charismatique supposée préexistante».
Ces quelques rappels historiques concernant Marx, loin
d'être
exhaustifs, invitent
donc à la prudence et à la nuance quant au lien naturel qui existerait entre son œuvre et
le marxisme, en premier lieu, vu la très forte dichotomie qui a existé entre la réception
initialement silencieuse de son œuvre théorique au xix
e
siècle et sa sacralisation
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