
118 LA SACRALISATION DU POUVOIR
Le culte impérial prend les formes des religions qu'il vassalise. Comme l'écrit
Albert Lemoine, Napoléon a rétabli la liberté religieuse, relevé les autels, mais pour
y placer «un Dieu français et napoléonien»
56
. Napoléon avait déjà proclamé, le
18 Brumaire, au Conseil des Anciens
:
« Songez que je marche accompagné du dieu
de la fortune et du dieu de la guerre
»
".
Napoléon se confond avec la France: aimer la Patrie, la sacraliser, c'est le
sacraliser
aussi.
L'article vi des décisions du Sanhédrin sanctifie le principe de Jérémie
(xxix, 7), ordonnant de prier pour le pays de résidence. C'est-à-dire que la Patrie est la
terre de résidence, et ce de manière définitive. Ce qui veut dire aussi, même si les liens
étaient depuis longtemps purement religieux, que Ton tourne le dos à la perspective
d'une Restauration temporelle d'Israël. Cette thèse ne contrevient pas réellement
à la tradition rabbinique, mais interprète les textes en les gonflant d'un sens qu'ils
n'avaient pas à l'origine: ce que Jérémie voyait comme temporaire (Jérémie xxix,
10),
le Grand Sanhédrin lui donne un caractère
définitif.
C'est la naissance d'une
religion patriotique qui caractérisera le franco-judaïsme au xix* siècle. La Patrie est
une famille, dont les juifs sont les enfants enfin reconnus.
Les manifestations de fidélité à l'Empereur, à de très nombreuses reprises,
l'évoquent comme une figure paternelle: ils sont ses «enfants». On use des
métaphores familiales: le père (l'Empereur), la mère nourricière (la France), les
enfants d'un père commun (à la fois l'ensemble des juifs et des sectes religieuses qui
composent le paysage de la France)
58
. Ce père commun, que protestants libéraux
et juifs associeront quelques décennies plus tard dans leur recherche d'une religion
universelle, est ici mi-dieu, mi-homme et s'incarne dans l'Empereur. En clamant du
haut de la tribune du Grand Sanhédrin que Napoléon est le père de tous ses enfants,
qu'ils fussent catholiques,
luthériens,
juifs ou calvinistes (ce que dit Furtado, à peu de
frais il est vrai, lui qui est manifestement déiste
59
),
s'opère la confusion entre Dieu et
Empereur - prix rhétorique payé pour figurer au rang des enfants d'un père commun
quasi divinisé.
Comment lui témoigner la gratitude des enfants d'Israël? En lui procurant des
conscrits: ils «sacrifieront» «à l'envi» leur sang pour le service du Régénérateur
des Juifs
60
. L'historien américain Ronald Schechter y voit la réponse au langage du
décret qui convoque les deux assemblées, la dévotion à l'idéal révolutionnaire de
fraternité et au principe napoléonien, fort absolutiste, de gouvernement paternel
61
. Le
Prince s'incarnant comme le père: voilà un paysage plus familier pour ceux qui, par
tradition et souci de sécurité, ont historiquement toujours été légitimistes.
Le cérémonial
On a vu la mise en scène du Grand Sanhédrin. L'Empereur, ici comme ailleurs, n'a
omis aucun détail
:
il a pour habitude de régler la discipline, la doctrine, le catéchisme,
une partie de la liturgie, les costumes et les cérémonies. Le rituel de la Synagogue
impériale se met au diapason. Dans toutes les synagogues, lors des actions de grâce
pour l'Empereur, on placera l'Aigle impérial au-dessus de l'autel. Le 15 août, jour
anniversaire de l'Empereur, les lieux de culte juif verront se dérouler des cérémonies
analogues à celles pratiquées dans les autres cultes reconnus.
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