
SUR LA TERRE DU REMORDS 159
frère du roi, le père de La Colombière, qu'on avait fanatisé à Paray-le-Monial, et qui
se cachait chez la duchesse d'York. Mais la manœuvre échoua, et précipita encore un
peu plus l'Angleterre dans le protestantisme, par haine de la Compagnie. Michelet
relève en tout cas le goût des jésuites pour l'équivoque, leur habileté lorsqu'il
s'agissait de répondre à ceux qui leur demandaient ce qu'il fallait adorer exactement :
l'objet concret ou le symbole ? Il généralisait
:
il y a, selon lui, équivoque partout :
Madame de Maintenon à côté du roi comme une reine ; présence du père La Chaize,
vrai roi du clergé de France. Pour lui, dans le fameux «Grand Siècle», tout était
faux et louche : les jésuites, la Révocation de l'Edit de Nantes, cruelle comédie de la
conversion forcée ; Bossuet qui chantait le triomphe alors que la misère était partout.
A propos de ce cadre jésuite, il faut remarquer qu'aucune dévotion et aucune image
de dévotion n'apparaît comme plus authentiquement jésuite que celle-ci : elle s'insère
parfaitement dans un système idéologique fortement christocentré et confirme
la vocation du symbole à servir les desseins de la Compagnie. Celle-ci, en effet,
combine l'individualisme de ses membres - dont la dévotion personnelle à Jésus est
un exemple magnifique - avec un sens du collectif remarquable.
Enfin, on voit une certaine concordance entre l'adoration du Sacré-Cœur et les
fantasmes politiques légitimistes. Il y a eu manifestement convergence entre une
option spirituelle et la perte des espérances royalistes résultant de l'échec de la
dernière tentative de restauration monarchique en 1873. Les légitimistes cultivaient
la nostalgie de l'Ancien Régime. Les aspects émotionnels de la dévotion convenaient
au «parti pleureur». En plus, un élément irrationnel a pleinement joué : le non-
accomplissement des demandes formulées par le Christ fournissait paradoxalement
un cadre explicatif du destin tragique de la famille royale de France. Le légitimisme
est lui-même une religion, une idéologie de l'impossible
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. La lecture surnaturelle des
événements s'accordait avec une sensibilité orientée vers des thèmes désincarnés. Il
s'agissait de cultiver des espérances millénaristes. Alors que la révolution défendait
les idéaux de 1789 et, en particulier, les Droits de l'homme, les défenseurs du Sacré-
Cœur défendaient, eux, les droits de Dieu et se faisaient les tenants d'une utopie
chrétienne rassemblant Dieu, le Roi et la France. Ce fantasme politique commença
à se désagréger dans les années 1870 lorsqu'il devint évident que la restauration
monarchique n'aurait pas lieu, et ne disparut que vers 1880, lorsque Léon xni exhorta
les catholiques français à se réconcilier avec la République.
Un exemple du lien entre le légitimisme et l'image du Sacré-Cœur apparaît
ainsi dans un ouvrage de Jean de Dompierre, La Politique et le Sacré-Cœur (Paris,
Amat, 1905). L'adresse au lecteur d'un certain C. Bourgouin, curé de Brion, dans la
Vienne, datée du 3 juillet 1905, le précise d'emblée. Une seule des trois demandes
du Sacré-Cœur (élever un sanctuaire) a, selon lui, reçu satisfaction. Pour le reste, le
Cœur de Jésus n'a pas reçu la consécration de la cour et du roi : même si par ces mots
il faut entendre n'importe quel gouvernement légitime, il n'y a pas d'espoir de voir la
présente république se plier à ces injonctions. Heureusement, un prince, descendant
direct de saint Louis, a, par des actes significatifs, commencé à répondre à l'appel. Il
constate que La Légitimité, organe officiel du parti survivantiste, arbora l'emblème
dès son premier numéro, le 21 janvier 1883. Mais Chambord, même sur son lit de
mort, refusa, dans la conscience où il était que cette mission n'appartenait qu'aux
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