
14 LA SACRALISATION DU POUVOIR
séminaire, Baudouin Decharneux, à l'ambassade de Philon d'Alexandrie auprès de
Caligula, dont une invective célèbre de Philon - la Legatio ad Gaium - a conservé
le souvenir. L'idée de théâtralisation y est omniprésente et confirme la stratégie
obsessionnelle de travestissement de la réalité qui fut celle de l'empereur. Celui dont
Dion Cassius a dit : «Il voulut faire de la nuit le jour, comme de la mer la terre»
matérialisa entre autres sa propre divinisation en faisant enlever les têtes des statues
des dieux de l'Olympe pour les remplacer par la sienne et en concevant le projet de
faire élever dans le temple de Jérusalem une statue de lui vêtue en Jupiter - modèle
géant
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. B. Decharneux montre les enjeux symboliques du pouvoir et du sacré dans la
critique même que fait Philon de la mascarade à laquelle l'ambassade fut confrontée,
dont le philosophe tire prétexte pour opposer la machinerie idéologique du Pouvoir
à la réalité première du monde platonicien des idées. Avec la Legatio, on entre donc
dans le cercle des machinations symboliques visant, entre le sacré et sa dérision, à
la construction des appareils idéologiques d'Etat. C'est ce que confirme l'analyse
faite par Marcel Meulder - à partir d'une anecdote racontée par Valère Maxime
dans les Faits et dits mémorables - de présages défavorables qui se manifestèrent au
général Caius Hostilius Mancinus lors de son départ pour l'Espagne (137 av. J. C),
laissant prévoir une campagne militaire désastreuse. Or, il s'agissait d'une invention
préméditée dans le cercle de Scipion Emilien, qui regroupait les adversaires politiques
de Mancinus.
A mesure que s'impose l'organisation de la chrétienté, les relations du Pouvoir et
du Sacré semblent déterminées par une gradation d'attitudes allant de la subordination
au triomphalisme. La mesure anthropologique de cette situation se donne notamment
à lire dans une série de pratiques mettant en jeu le corps du souverain. Dans le
christianisme médiéval, religion de l'Incarnation, le corps - que le platonisme
avait déprimé comme une « prison de l'âme » - fait l'objet d'une grande attention.
Poursuivant un examen déjà entamé à propos des funérailles de Pépin le Bref
27
,
Alain
Dierkens étudie par exemple, sur la base d'un dossier historique et archéologique
complexe, les funérailles royales carolingiennes, et plus particulièrement celles de
Charlemagne. L'exposé cherche à évaluer l'équilibre difficile qui s'instaure entre
la dignité impériale et sa dimension de sacralisation. Il montre clairement que les
funérailles du premier empereur romain d'Occident, enterré le jour même de son
décès
(28
janvier 814) sous le porche de l'église palatine d'Aix-la-Chapelle, obéissent
dans le registre symbolique à une volonté délibérée d'occultation de tout faste, qui
semble attribuable à une forte tradition d'humilité du souverain face à Dieu, peut-
être d'origine ou d'influence monastique. L'absence, dans la tombe, d'insignia ou
de regalia - c'est-à-dire d'objets concrets constituant les fondements matériels de
l'idéologie impériale - contraste en outre violemment avec la somptuosité des rituels
sophistiqués en Orient.
S'inspirant des travaux de A. Paravicini Bagliani (Le Corps du pape, trad. fi*.,
Paris,
Seuil, 1997), Benoît Beyer de Ryke examine les pratiques d'investiture et
de mort du pape et fait apparaître, dans la théologie politique pontificale, la mise
en place très structurée de rituels d'humiliation symbolique, comme la liturgie de
l'étoupe, visant à rendre sensible la caducité du pape-homme. Dans ce cas, l'alliance
du Pouvoir et du Sacré présente une configuration équivoque. Ainsi que le constate
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