
144 LA SACRALISATION DU POUVOIR
Le Cœur : anthropologie religieuse et christologie
Nulle pratique religieuse ne s'inscrit mieux dans la sphère dévotionnelle que le
culte du Sacré-Cœur, qui permet d'apprécier les jeux d'influences réciproques de la
théologie et des structures mentales et politiques à différents moments de l'histoire
de la France moderne. Elle s'inscrit dans une double perspective, anthropologique
et politique. Plus exactement, comme on le verra, sa dimension anthropologique a
toujours existé
;
elle est permanente dans la longue
durée.
Sa
dimension spécifiquement
politique apparaît, elle, au xvif siècle et
s'est
continuellement renforcée. Mais les
deux choses n'en sont pas moins étroitement liées et interdépendantes.
Il faut rappeler que, par «dévotion», on entend une pratique habituelle d'actes
religieux centrée sur un objet individualisé, et qui peut être privée ou publique. Sous
sa forme privée, la dévotion est le produit d'un mouvement psychologique, d'une
appétition. Certains théologiens parlent même d'une «joie» (une Jouissance privée)
de l'intelligence causée par la considération de la Perfection divine
3
. Sous sa forme
publique, elle consiste généralement dans un ensemble de pratiques manifestant
l'adhésion à une église, à une communauté. Ce point est capital : ceux qui portèrent
le Sacré-Cœur sur eux (ce fut le cas des chouans à l'époque révolutionnaire et des
« cordiphores
»
pendant la grande Guerre) manifestaient clairement par là leur intention
de se démarquer par rapport à une certaine «tiédeur» religieuse, ce qui suggère
évidemment le prosélytisme, mais aussi le danger de séparation, de sectarisme.
Le Cœur dont il est question ici est évidemment un symbole appartenant au
registre de l'affectivité, des «affects» comme disent les psychologues. Symbole de
l'amour, centre de la vie affective, le Cœur est une source de bienfaits : il s'ouvre
pour donner et, aussi, pour recevoir. L'image n'en est pas moins fondamentalement
ambiguë, dans la mesure où elle donne lieu à deux types de perceptions : soit elle
apporte une dimension supérieure au désir, à l'Amour et, dans ce cas, elle appartient à
la surnature ; soit elle le réduit, le ramène à un support physique, matériel
4
. Il n'est,
par ailleurs, pas indifférent de noter qu'au xviT siècle, au niveau du vocabulaire et des
images, le cœur figure également parmi les symboles de la souveraineté. Dans Œdipe
(II,
1) de Corneille (1659), on lit par exemple :
Mais enfin de mon cœur moi
seule je
dispose,
Et jamais
sur
ce
cœur on n'avancera rien
Qu'en me donnant un sceptre ou me rendant le mien
5
.
La dévotion au Cœur de Jésus est centrée sur l'humanité concrète et charnelle du
Fils de Dieu. Elle est donc au centre de la Christologie, puisqu'elle s'adresse au Dieu-
Homme, saisi dans les souffrances de sa vie ici-bas
;
et qu'elle se préoccupe également
de ses sentiments personnels et de sa vie intérieure. L'accent mis sur l'Incarnation est
très fort, ce qui conduira plus tard les mystiques à multiplier des détails d'un réalisme
parfois hallucinant
6
.
Considérée dans la longue durée, la dévotion au Sacré-Cœur a longtemps
été une dévotion privée. Les mystiques qui la pratiquaient restaient isolés, ne se
sentaient pas investis d'une mission de révélation publique d'un moyen de salut
7
.
La «doctrine» du Sacré-Cœur n'a jamais été formulée de façon très nette, mais elle
aurait été implicite dans les écrits des Pères et des Docteurs. En réalité, elle se serait
lentement dégagée à partir de la méditation sur le côté percé du Christ crucifié, qui
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