
190 LA SACRALISATION DU POUVOIR
lien social qui en découle ; enfin la structuration de l'identité de l'individu que la
participation au rite permet d'opérer.
Le rite, dans la lecture et la pratique barrésiennes, est d'abord synonyme de
ferveur. Barrés le proclame dans un discours à la distribution des prix de l'orphelinat
de la Société de protection des Alsaciens et Lorrains demeurés français, le 25 juin
1906 : « (...) sur les coteaux de Domrémy a fleuri sainte Jeanne d'Arc que notre
silence et nos têtes baissées peuvent seuls louer »
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.
La figure 1 représente Barrés prononçant un discours en compagnie de Paul
Deroulède, le 14 juillet 1912, place des Pyramides, devant la statue de Jeanne
d'Arc. La présence, à la gauche de l'orateur, de Deroulède définit d'emblée la visée
principale de la cérémonie : la revanche. La perspective est ici mystique, guerrière et
patriotique. Il faut rappeler que c'est en 1875 que la statue équestre de Jeanne d'Arc
est commandée par Jules Simon au sculpteur Frémiet, point de départ d'un véritable
engouement national. L'érection de la statue à Paris comme en de nombreuses villes
de France est perçue comme une réaction à la défaite, comme si la prolifération de
l'image de la Pucelle, comme autant d'ex-voto, servait à réparer, symboliquement,
l'affront et à préparer sa réparation effective par les armes. La totémisation de la
figure guerrière sert à des rites conjuratoires, provisoirement cathartiques et dont la
visée ultime est de devenir mobilisateurs d'énergie. Le problème est que la figure de
Jeanne fait l'objet de lectures antagonistes : sainte de la République, susceptible de
renouer les fils rompus du dialogue entre l'Eglise et la République, elle se révèle au
contraire un terrible point de dissension. L'archevêque d'Aix,
M&
Gonthe-Soulard
écrit en 1894 : «Jeanne appartient à l'Eglise... Johanna nosîra est. On ne laïcise
pas les saints », faisant écho à la proclamation d'un socialiste comme Lucien Herr
qui écrivait en 1890 : « Jeanne est des nôtres, elle est à nous ; et nous ne voulons pas
qu'on y touche »
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. Sainte de l'Eglise ou fille du peuple trahie par l'Eglise ? Béatifiée
en 1909, Jeanne d'Arc était célébrée le deuxième dimanche du mois de mai. Mais un
Comité de la fête civique de Jeanne d'Arc existait depuis 1880. La pensée barrésienne
et la ritualisation qui en découle visent à sortir du dilemme par le truchement de la
dynamique nationaliste, supposée transcender les clivages. Pour Deroulède, le retour
des provinces perdues passe par un redressement national préalable : il faut en finir
avec le régime parlementaire. Ce que signifie la présence de Deroulède, c'est cette
conviction que seules une re-mobilisation et une revivification de l'énergie nationale
pourront redonner au pays son lustre terni. Comme le résume bien Michel Winock, le
mythe de Jeanne d'Arc est régénérateur, dans la lecture nationaliste, pour au moins
trois raisons : son origine terrienne, s'opposant au cosmopolitisme dénaturant ; le fait
qu'elle incarne la patrie unie ; qu'elle représente la force de l'esprit contre les forces
infécondes du matérialisme.
Le lieu où se déroule la cérémonie a son importance : il
s'agit
de Paris. L'orateur
Barrés est alors député de Neuilly. Mais c'est le chantre de l'enracinement lorrain
qui parle. Le Paris qui se dessine est en quelque sorte re-nationalisé, ré-enraciné.
C'est parce que l'orateur est lorrain, c'est parce qu'il a fait et refait le pèlerinage sur
les terres de Jeanne que sa parole a quelque légitimité. Pour connaître Jeanne, il y a
deux moyens, dit Barrés : lire les documents du procès ou aller à Domrémy
:
« Je suis
allé dans cette boue retrouver les hêtres de Jeanne d'Arc »
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. Et si Barrés s'échine
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