
122 LA SACRALISATION DU POUVOIR
Ce qui paraît intéressant, c'est que si, sur le plan esthétique et rhétorique, la
référence, afin de se conformer aux attentes, est la Bible, sur le plan doctrinal en
revanche, c'est bien dans le Talmud que l'on puise les réponses aux questions
posées.
L'iconographie et la rhétorique du Grand Sanhédrin et des cérémonies juives
impériales permettent peut-être de mieux comprendre les objectifs que poursuivait
Napoléon en faisant renaître l'antique réunion avec un faste que les faits ne justifiaient
sans doute pas. Cela a été dit dès 1807, il n'était pas bien utile de recourir à une
Assemblée telle que celle-là pour répondre à des questions d'un caractère somme
toute assez futile
81
.
C'est
le
pouvoir politique qui confère
au
Grand Sanhédrin son caractère sacral tout
en l'asservissant au bénéfice de sa propre sacralisation; c'est le Prince, restaurateur
des traditions, qui a osé ressusciter le Sanhédrin. Il ose ressusciter le tribunal qui a
jugé le Christ; il ose aussi faire mettre sa propre statue dans la synagogue, alors que
l'érection de la statue de Zeus dans le Temple de Jérusalem par Antiochus Epiphane
avait provoqué la Révolte des Maccabées. Mais le regard que pose Napoléon sur les
juifs est bien un regard chrétien: comme si, écrit Simon Schwarzfuchs, le judaïsme et
ses adeptes s'étaient fossilisés avec la crucifixion de Jésus
82
.
Renée Neher-Bernheim note bien que la convocation du Sanhédrin est dans
la ligne directe de la politique menée par Napoléon en Terre sainte: «Le peuple
juif,
sa pérennité, son destin, et l'espèce d'auréole légendaire attachée à ceux qui
- comme Cyrus - l'ont aidé à retrouver sa grandeur, tout cela a visiblement fasciné
Napoléon»
83
. Et de se demander si, après l'échec de l'expédition en Orient, la
convocation du Sanhédrin ne fut pas une mise en scène savante pour permettre à
Napoléon de se poser en véritable rédempteur et se hisser au rang d'un nouveau
Moïse, fort des symboles que
le
judaïsme lui offrait.
Quant aux
juifs,
leur allégeance à l'Empereur fut à la fois idéologique, politique et
religieuse
:
la Nation révolutionnaire, initiatrice de l'émancipation, n'était
plus
exaltée,
mais Napoléon était sacralisé, presque judaïsé et rhétoriquement divinisé. Alors que
plus tard c'est l'idée républicaine qui incarnera le messianisme, cette incarnation était
ici humaine
:
Napoléon accomplit réellement l'œuvre de Dieu
:
«... l'Eternel fit sortir
du milieu de ces ténèbres un mortel digne d'être son image sur terre, qui dissipa ces
ténèbres par ses lumières resplendissantes... », écriront les responsables du Consistoire
de Trêves quelques années plus tard
M
.
Le sacrifice que les élites juives demandaient aux juifs en faveur de leur patrie
était double
:
ils ne devaient pas combattre seulement pour défendre leurs foyers,
mais aussi pour maintenir les progrès que constituaient l'émancipation et l'œuvre
de régénération et pour justifier l'action de la patrie en la matière. Ce rapprochement
s'opéra non seulement dans l'argumentation mais aussi dans les symboles: c'est le
même terme de régénération qui fut utilisé pour caractériser à la fois l'émancipation
des Juifs et l'œuvre politique de l'Empereur.
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