
18 LA SACRALISATION DU POUVOIR
mystique féminine dans ses relations avec le politique. Elle insiste sur une dimension
d'intercession que le père Benoist situe à la jonction du temporel immédiat et du
spirituel
définitif,
sans réussir cependant à épuiser l'énigme du passage du privé au
public. Cette dernière question mériterait d'être scrutée plus avant. Quel est, par
exemple, le ressort profond qui sous-tend l'intervention, dans la problématique du
blasphème, de Françoise-Perrine Eluère - en religion Sœur Marie de Saint-Pierre
(1816-1848) - qui se sent investie, en 1846, d'une mission de réparation nationale
pour les outrages commis à l'égard de la Sainte Face ? « La face de la France est
devenue hideuse aux yeux de mon Père, elle provoque sa justice, offrez-lui donc la
Face de son Fils qui charme son cœur pour attirer sur cette France sa miséricorde... »,
lui fait dire son hagiographe
M
. Le 11 octobre 1845, Marie de Saint Pierre était
transportée en esprit au Calvaire : elle y vit Véronique effacer la souillure du visage
du Christ, qui lui expliqua que les impies renouvelaient par leurs blasphèmes les
anciens outrages faits à sa Face
35
. L'inspiration d'une mission de réparation liée à ce
thème était assez logique étant donné que, selon l'inspiration surnaturelle qui lui fut
transmise, les impies renouvelaient en somme par le blasphème les outrages infligés
à la Face en question. Discours religieux et discours politique s'articulent, une fois de
plus,
en congruence étroite sur base d'analogies symboliques et métaphoriques.
Un exposé, enfin, se situe dans un champ socio-historique très différent ; celui
de Pierre
F.
Daled, qui s'interroge sur le statut des textes fondateurs du marxisme. Ici
encore, la démonstration révèle une instrumentalisation, sous forme d'une construction
tardive de la sacralisation, qui ne constitue nullement un donné primordial - compte
tenu, notamment, de la réception silencieuse de l'œuvre théorique de Marx au XIX
e
siècle - mais s'identifie avec le stalinisme, cadre idéologique du rapport sacralisé au
texte, le sacré étant confondu ici avec le « respect absolu ». Pierre F. Daled examine
la constitution d'une « théologie d'Etat » stalinienne, fondée sur la dogmatisation du
matérialisme dialectique, dont le gardien n'était finalement autre que le Secrétaire
du comité central du parti communiste, supposé détenteur du savoir absolu. La
démarche mise ici en évidence pourrait être décrite comme une « mise en scène » ou
une instrumentalisation des textes, qui forment une tradition scripturaire « sacrée »
appuyée sur des références comme Matérialisme dialectique et matérialisme
historique de Staline (1945), perçu comme référence fondatrice absolue ; les articles
parus dans la revue Nouvelle critique (1949), ou Science bourgeoise et science
prolétarienne (1949) de Jean-Toussaint Desanti.
Au total, le séminaire de Bruxelles a surtout fait voir les modalités de la
construction du sacré : le Sacré comme fulgurance, rupture, et surgissement de la
présence en a été presque complètement exclu. Il n'a pas été exclu ; il ne
s'est
pas
fait voir, il n'a pas surgi. En lieu et place
s'est,
par contre, révélée la configuration
fondamentalement équivoque d'un couple conceptuel, pouvoir-sacré, qui se donne
ou se propose comme une donnée première, alors qu'il résulte d'une adaptation à
la conjoncture politique. Ce sont ensuite de multiples instrumentalisations qui, dans
des contextes différents - monarchie sacrée, pouvoir impérial - instaurent en réalité
la légitimation ou de la force ou du fait accompli. Ce sont enfin d'infinies, et parfois
même de puériles manipulations visant à inscrire le sacré dans un espace public
d'acclimatation occupé par
le
jeu des simulacres.
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