
112 LA SACRALISATION DU POUVOIR
certaines des analyses de la politique impériale à l'égard des juifs touchaient leur
cible
20
.
Paraphrasant Bossuet parlant des flatteries de l'historien Flavius Josèphe à
l'endroit d'Hérode le Grand puis de Vespasien, l'abbé Lémann dira ainsi du Grand
Sanhédrin, concernant cette forme de transfert de sacralité: «Il y a cette particularité
grave dans les adulations qui sortaient des Assemblées juives, qu'elles détournaient
et appliquaient à Napoléon des expressions et des figures exclusivement réservées au
Messie, et qu'elles abaissaient devant lui la majesté des Ecritures»
21
.
L'attitude des juifs de France à l'égard de Napoléon fut d'une «idolâtrie
dégoûtante», estimera un historien de la première partie du XIX
e
siècle, pleinement
juif celui-ci, qui voulait exonérer le judaïsme de cette ardeur, Heinrich Graetz.
L'historien nationaliste juif Simon Dubnov évoquera la servilité des interlocuteurs
juifs de Napoléon
22
. Mais on ne peut pourtant s'arrêter ni au caractère emphatique
et pompeux du discours du panégyrique, ni à la docile soumission des sujets juifs de
l'Empereur, ni aux motifs d'opportunisme des laudateurs du Prince.
Au-delà de l'hyperbole, il y eut en effet aussi des stratégies à l'œuvre dans le
discours des juifs de l'époque
:
s'ajuster à l'attente de l'Empereur tout en se défendant
et se disculpant vigoureusement face aux préventions antijuives
;
réclamer de l'égalité
dans un contexte qui n'était plus celui du décret d'émancipation de
1791.
On ne peut
à proprement parler de soumission passive à l'idéologie napoléonienne
:
une lecture
attentive, notamment des procès-verbaux des assemblées, montre tout à la fois des
éloges emphatiques et leur double sens - à savoir que Napoléon y apparaît comme
rinstrument d'un salut des juifs que Dieu seul a voulu
23
. On y lit aussi une défense
et illustration de la capacité de la loi juive à s'adapter aux exigences du temps, qui
manipule en quelque sorte les ressorts de l'idéologie impériale.
Au-delà du dithyrambe et de la rhétorique, on ne peut oublier non plus que la
fascination bien réelle qu'exerce Napoléon sur ces
élites
juives est partagée - pensons
à Hegel qui, assistant à l'entrée de Napoléon à Berlin, en 1806, écrira qu'il a vu
« l'âme du monde» *. Napoléon est au faîte de son prestige, la moitié de l'Europe est
à ses pieds et on le traite en demi-dieu. Des temps nouveaux semblent s'annoncer, et
l'histoire paraît avoir pris un cours résolument
neuf.
Héros biblique
Berr Isaac Berr, dans son discours inaugural à l'Assemblée des notables, désigne
l'Empereur comme le «mortel que le ciel a choisi pour élu de son cœur, auquel il a
confié le sort des nations»: sa puissance et sa sagesse, il les doit à l'Eternel des juifs
- Napoléon est quasiment judaïsé. Et de lui donner une stature de héros biblique
:
il a
conquis l'Egypte, théâtre de la captivité des Hébreux
;
il a paru aux bords du Jourdain,
fleuve jadis sacré
;
il a combattu triomphant devant les gorges de Sichem - un recours
aux citations bibliques qui exalte autant l'Empereur que la Bible elle-même
25
.
Napoléon est inspiré par Dieu, qui le veille et le guide sur le champ de bataille
comme au milieu de son palais, c'est-à-dire dans son gouvernement politique: le
délégué d'Amsterdam au Grand Sanhédrin le rapproche du Roi David et cite
:
«Que
peuvent faire les hommes contre moi? L'Eternel combat à mes côtés, je triompherai
de tous mes ennemis»
26
.
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